L’argent n’a pas toujours été aussi omniprésent…

 

 L’argent dans tous ses états

L’argent n’a pas toujours été aussi omniprésent et puissant qu’il l’est aujourd’hui. Les significations qu’il revêt aujourd’hui sont profondément attachées à la modernité, dont il est un élément essentiel : sans lui, pas de marché, pas de développement. La crise vient souligner la tendance à l’autonomisation de l’argent, et son impact est si catastrophique que les Etats se sont mis à parler de mieux le contrôler. Mais chacun sent bien que l’argent est prêt à relancer sa course folle.

Un fait divers, dans le climat actuel de crise financière, économique et sociale, a valu à ses auteurs les foudres du pouvoir et la réprobation indignée d’une bonne part de l’opinion : le coup publicitaire manqué de la société Rentabiliweb qui, pour faire connaître sa filiale Mailorama, a cru bon d’annoncer une distribution d’argent cash, à Paris le 14 novembre dernier – des centaines d’enveloppes contenant chacune un billet de 5 à 500 euros. De l’argent sans contrepartie !

Il y avait de quoi attirer les foules, et beaucoup se sont pressés ce jour-là dans les rues de la capitale, ce qui a donné lieu à un début d’émeute, et à l’annulation de l’opération par ses promoteurs. L’argent peut-il ainsi être déconnecté de toute morale, pour ne plus être, dans sa nudité, dans sa pureté, qu’une valeur absolue, totale, un signe universel permettant d’accéder à tout ce que la modernité peut offrir, quel qu’en ait été le mode d’acquisition, en l’occurrence, sans contrepartie, sans correspondre à un échange ou un travail, ni à une logique du don et du contre-don ?

L’argent n’a pas toujours été aussi omniprésent et puissant qu’il l’est aujourd’hui. Il fut un temps où le sacré, et donc la religion, mais aussi le statut des rois ou des aristocrates, avec le pouvoir politique qui lui est attaché, ne lui laissaient pas l’espace qui est devenu le sien. Le christianisme, pendant longtemps, l’a considéré avec prudence, et a interdit le crédit aux croyants ; l’islam, aujourd’hui encore, maintient cette interdiction. Les significations que revêt l’argent sont profondément attachées à la modernité, dont il est un élément essentiel : sans lui, pas de marché, pas de développement, pas de capitalisme. C’est pourquoi, à travers la pensée philosophique et politique classique, l’argent apparaît comme ambivalent, il est la pire, et la meilleure des choses.

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La pire, si l’on suit par exemple Karl Marx, pour qui il participe de la domination de classe, et contribue à l’exploitation du prolétariat ouvrier, à son aliénation aussi, tant il débouche sur la réification des rapports sociaux, la transformation des relations entre les hommes en une relation entre les choses. La meilleure, si l’on suit le sociologue allemand Georg Simmel, auteur d’une volumineuse “Philosophie de l’argent” (publiée pour la première fois en 1900), où il explique, entre autres, que l’argent, au sortir des sociétés traditionnelles, constitue un facteur d’autonomie personnelle et d’émancipation des individus : avec lui, l’impôt, par exemple, n’a plus à être associé à une relation de servitude ou de grande dépendance, comme quand il s’agissait de le payer en nature ou en travail. Dans le prolongement de cette idée, la femme qui gagne sa vie est plus libre que celle qui dépend financièrement de son époux, et l’enfant qui reçoit de l’argent de poche dispose de degrés de liberté pour sa consommation, ce qui n’est pas le cas si ses parents lui achètent tout ce dont ils estiment qu’il a besoin.

Ces deux types d’arguments s’opposent, tout en relevant d’un même point de départ, puisqu’ils tiennent l’argent pour lié à des rapports sociaux, inscrit, ancré dans la production, l’échange, le travail, le vivre ensemble. Mais ils ne suffisent plus à baliser l’espace du débat. Car, au-delà de la réification ou, au contraire, de l’autonomie personnelle, l’argent aujourd’hui semble s’émanciper de tout, pour surplomber notre existence, collective comme individuelle, en suivant des logiques qui perdent leur enracinement dans la vie sociale. Ne tend-il pas à s’affranchir de toute régulation, de toute norme, ne circule-t-il pas librement et impunément, selon des modes de fonctionnement qui ne concernent que lui, et ses détenteurs ?

La crise actuelle vient souligner cette tendance à l’autonomisation de l’argent, et son impact est si catastrophique que les Etats se sont mis à parler de mieux le contrôler. Ou en tout cas, ils prétendent s’engager dans cette voie, aussi éloignée qu’elle soit de l’idéologie spontanée de ceux qui les dirigent. Mais chacun sent bien, depuis quelques semaines, que la finance reprend son élan, que l’argent est prêt à relancer sa course, déconnectée de l’économie réelle, du chômage, de l’exclusion sociale et autres processus de déclassement et de chute.

L’opération de Mailorama est amorale, ou immorale – d’ailleurs, le groupe qui l’a patronnée investit aussi dans des activités pornographiques peu ragoûtantes et fort lucratives ; elle est aussi la marque d’une époque où l’argent-roi tend à s’émanciper de toute valeur particulière, économique, mais également éthique ou morale. On est ici, bien au-delà de ses dérives classiques, de la cupidité ou de l’avarice. Et le fait que l’argent puisse circuler sous une forme numérique, totalement dématérialisée, virtuellement et instantanément, ne peut que renforcer cette tendance. La question qui se pose dès lors est simple : d’où peuvent provenir d’éventuelles contre-tendances ? Des Etats, de forces culturelles, morales, religieuses, politiques, d’acteurs économiques, de mouvements sociaux, des médias ? Malheureusement, la réponse semble plutôt laissée à nos enfants, et aux générations à venir.

Par Michel Wieviorka, sociologue